



Où tu t’absentes de ta vie, je te vois aux prises avec l’image.
Philippe Denis – Cahier d’ombres (1974)
Je longe mon souffle. Pour titre de son exposition, Charles Hascoët a choisi un vers extrait d’un poème de Philippe Denis. L’artiste est particulièrement touché par la justesse et la sincérité de mots qui résonnent avec sa manière d’être au monde et de la traduire en peinture. Les poèmes parlent de l’attente, du sommeil, de l’observation, de la peine, de la blessure, du silence, de la mémoire, de la tentative et de la mort. La violence y transparait de manière sourde et énigmatique. Parole de pauvreté, parole souterraine au levant d’une blessure qui se perpétue en lignée… Philippe Denis travaille à la fabrication d’une langue, d’une route pour se retrouver soi-même. Si les poèmes sont marqués par une forme de désenchantement, ils véhiculent cependant un élan, un mouvement, un réveil. Les peintures de Charles Hascoët contiennent cette tension, cet équilibre fragile entre la mort et la vie. Il peint au plus près de lui-même, avec une étonnante sincérité, avec une simplicité qui confine parfois au dénuement. Sur la toile et le bois, il déploie ses intuitions, ses pensées les plus intimes et les plus fantasmagoriques. Il existe en effet deux registres : le réel (avec une peinture sur le motif) et la fantaisie. Deux registres qui, de temps à autre, trouvent des points de cohabitation. À l’image de l’autoportrait intitulé Dirty Martini (2020) où l’artiste se représente dans un espace indéterminé, entre l’intérieur et l’extérieur. Son grand corps est situé entre la moquette d’un couloir d’hôtel et un ciel nuageux. Serveur désabusé, plateau à la main, rêveur, il regarde le sol. Parole, là – rougeoyante réponse de rêve, comme j’écris pour ne pas être vaincu. L’ensemble des peintures pourrait alors être envisagé comme un autoportrait, une plongée dans son imaginaire où s’hybrident le réel et l’onirisme.
Un autoportrait aux multiples facettes qui est jalonné de motifs récurrents, qui, au fil des séries ouvertes, deviennent les icônes d’une histoire intime. Elles sont peintes sur le motif. Je note les quelques mots qui m’éveillent toujours à la même ligne… pour agrandir la comparaison. Il s’agit d’objets issus de son quotidien à l’instar des bouteilles de Listerine®, un verre de vin posé sur une table, un vieux fauteuil, un comprimé d’Advil 400® ou plus déroutant, une collection de Furbies, des petits robots-peluches dotés de pelages aux couleurs chamarrées. Le Furby fait l’objet de portraits individuels, il peut aussi apparaître au sein d’un groupe ou encore tranquillement assis sur l’épaule de l’artiste. Au même titre que les Furbies et autres objets familiers, Charles Hascoët fait de son visage un motif récurrent. Les autoportraits rythment sa pratique. Le plus souvent des petits formats, où, sans filtre, Charles Hascoët se regarde dans le miroir pour nous livrer des états, des émotions, des expressions. Il partage sans fards ce qu’il est au fil du temps. J’erre – familier de l’inquiétude, craignant crainte plus vaste… maintenant que la mort n’échappe plus à mon imagination. Anti-génie et antihéros, l’artiste se présente avant tout comme un individu en proie à ses peurs, ses doutes et ses difficultés à se cogner à un réel perturbant. Les objets sont alors autant les icônes d’une histoire intime que les éléments d’un memento mori.
Si de nombreux motifs trouvent une forme d’intemporalité, d’autres apparaissent comme des signes, des indices d’une époque. Un Airpod® à l’oreille, un Furby, une casquette (ruine d’une campagne électorale trumpienne), des médicaments, une basket… Les peintures sont symptomatiques de notre époque. À travers elles, Charles Hascoët s’attache à représenter la solitude, l’isolement et parfois même la sidération. La réflexion de l’artiste est ainsi guidée par une profonde mélancolie. S’il ne s’agit pas de tristesse ou de désillusion, l’artiste, dans une recherche subjective, trouve des incarnations plurielles à la mélancolie et à l’abandon de soi. Arrimé à ce travail contradictoire, je parle pour m’être choisi si loin, déjà hors de l’âge – j’inaugure le poids de vivre dans la sueur du refus. À la mélancolie s’entremêle aussi la fantasmagorie. Charles Hascoët s’échappe du réel pour transposer sur la toile ou le bois des visions aux accents surréalistes. Je compte une à une les vagues de la terre – je m’éteins je suis de retour vibrant et multiple comme un envol. Des personnages aux têtes immenses, aux nez pointus, aux pieds minuscules, aux couleurs improbables évoluent au sein de paysages non identifiables. Si la plupart d’entre eux anonymes, d’autres sont plus célèbres. L’artiste s’approprie en effet des personnages de la culture populaire comme Chewbacca, Alf et les petits Furbies. Ils sont tous les trois réunis pour une scène familiale, des retrouvailles teintées d’une grande banalité. L’artiste fait ressurgir des personnages de son enfance, de sa génération. Ils sont, comme les objets les plus communs, les icônes rémanentes d’une mémoire personnelle qui longe et s’allie, sans aucun doute, avec un imaginaire collectif.
Julie Crenn